Il y a toujours quelque chose d'un peu paradoxal dans ce projet de Das Kapital consacré à la musique de Hanss Eisler. En effet, on ne peut dissocier ce compositeur de l'aspect politique de son oeuvre, et la glorification de l'Allemagne communiste peut prêter à controverse. D'un autre côté, les chants partisans "révolutionnaires" restent toujours émouvants, comme peuvent l'être les chansons de la guerre civile espagnole revisités par le Liberation Music Orchestra. (qui a aussi repris "Song of the united Front", co-signé Brecht/Eisler )
Ainsi des titres comme " Solidaritätslied " peuvent-ils contraster avec " An die Deutschen Mond ", mais dans un cas comme dans l'autre, le chant possède unegrande force émotionnelle .
Et je dois avouer qu'en ces temps troubles où les marchés dictent leur loi aux politiques, entendre un morceau intitulé "Ohne Kapitalisten geht es besser " met un peu de baume au cœur, même en étant conscient que son auteur composa l'hymne National de la République Démocratique Allemande, dont le régime totalitaire n'avait de démocratique que son appellation.
Notons aussi le sombre et poignant "Die Moorsoldaten"," le Chant des marais", peut être considéré comme l'un des premiers chants de la déportation et de la résistance. Écrit par d'anciens déportés des camps de concentration, Hanns Eisler en écrivit plus tard un arrangement, et qui fut aussi repris par les partisans lors de la guerre d' Espagne.
Bien sûr, il faut replacer l'œuvre de Eisler dans son contexte historique, mais la rejouer actuellement pose bien des questions. Les trois membres de Das Kapital sont bien entendu conscients de ces contradictions, mais ils ont voulu rendre hommage au parcours atypique de Hanns Eisler, et à sa volonté de composer une musique à la fois savante et populaire. ( Rappelons brièvement que cet ancien élève de Schönberg a fuit la montée du nazisme, s'est installé à Hollywood, dont il est parti pour fuir le maccartisme, est devenu compositeur "officiel" de la DDR, mais qu'il subit également la censure du régime dès qu'il s'écarta de la ligne.)
Revenons à la démarche de Das Kapital : les trois trublions interprètent les très beaux chants avec un respect total pour la mélodie, mais la pervertissent par divers procédés : son volontiers outrancier du saxophone, rythmes décalés ( style bossanova déjantée sur "Ohne Kapitalisten..." ), guitare passant des arpèges folk au délire bruitiste, découpage rythmique au scalpel ... Malgré cette volonté manifeste d'en découdre avec cette musique, on ne peut que ressentir la sincérité des interprètes à l'égard de l'œuvre de Hanns Eisler. Le miracle est là : avec ces arrangements non conventionnels, les compositions atteignent leur objectif premier. Même servis avec une petite pointe d'ironie, ils restent des chants chargés de sens et d'idéaux, composés par quelqu'un qui croyait à un monde meilleur et a mis sa musique au service de ses convictions.
"Solidaritätslied", reçu comme un coup de poing presque punk, "Mutter Beimlein" et son rythme aussi boiteux que sa dédicataire rompent un peu avec le pathos d'autres chants et prouvent que Das Kapital excelle aussi dans l'énergie.
Si l'intelligence de la démarche ne fait aucun doute, c'est le jeu des musiciens qui emporte l'adhésion des auditeurs. Daniel Erdmann est un fabuleux saxophoniste, au son ancré dans l'histoire du jazz. L'exposé des thèmes est un régal, et les chorus sont toujours merveilleusement construits. Edward Perraud, qu'on a connu plus délirant, sait toujours garder le "groove", même lorsqu'il utilise les accessoires et les techniques les plus iconoclastes. Hasse Poulsen, s'il reste constamment inventif, sait aussi faire preuve d'une simplicité très efficace. Trois fortes personnalités fortement investies au service d'un projet collectif, sans réel leader, là aussi, la démarche a quelque chose de politique! N'oublions pas de dire que Hasse Poulsen, Daniel Erdmann et Edward Perraud sont avant tout des improvisateurs, et que même dans ce contexte particulier, ils lâchent souvent leur imagination débridée.
En rappel, une longue version de " l'Internationale" , qui n'est pas une composition de Eisler, mais est bien dans l'esprit de l'époque. Démarrée sur les accents blues du saxophone qui évoque Archie Shepp, la mélodie révèle toute sa superbe, et les trois acolytes lui font passer toutes sortes de variations, son exacerbé suivi par une lecture très sensible, avant de lui restituer son caractère initial.
Un final magnifique pour un concert qui, s'il a soulevé des questionnements ( et ce n'est pas là son moindre mérite ), a ravi la majorité des auditeurs.
Patrice Boyer
Lire l'interview de Das Kapital pour Macao