On entre dans l'univers de Naïssam Jalal en douceur. La flûte est caressante, tour à tour aérienne ou mélancolique, et on se laisse peu à peu gagner par l'émotion. Après une présentation "pédagogique" des origines du troisième morceau par Naïssam Jalal, Karsten Hochapfel troque sa guitare contre un violoncelle, avec lequel il introduit Étrange Samaaï, inspiré de cette forme instrumentale traditionnelle propre à tous les pays arabes, par une mélopée envoûtante de toute beauté, soulignée par le bourdon de la contrebasse jouée à l'archet. Le thème oriental est joué à l'unisson par la flûte et le saxophone, puis Naissam improvise au nay, flûte droite en roseau, et on se retrouve au Moyen Orient. Vous l'avez sans doute compris, la musique de Naïssam Jalal est un jazz fortement inspiré de la musique arabe en général, et souvent de ses origines syriennes.
La Syrie, au cœur de ses propos : son pays déchiré et martyrisé par une dictature de 30 ans, plus de sept années de guerre, des milliers de morts et de disparus... Toute la douleur de ce peuple s'exprime par le souffle de la flûte, capable de vous mettre les larmes aux yeux lors de l'introduction de "Almot Wala Almazala" (" La mort plutôt que l'humiliation" ), alors que le dernier mouvement de cette suite évoque le chaos, les bombardements, les souffrances des martyrs de la révolution à qui Naïssam Jalal dédie le morceau.
Le groupe "Rhythms of Resistance " est une formation soudée par de nombreux concerts de par le monde, composée de musiciens remarquables, qui affiche une cohésion et un plaisir de jouer ensemble qui forcent le respect. Karsten Hochapfel alterne guitare et violoncelle avec la même efficacité. Au violoncelle, aussi bien à l'archet qu'en pizzicato, il évoque à plusieurs reprises les mélopées et sonorités orientales. Zacharie Abraham, sobre et élégant, se montre tout aussi efficace rythmicien que mélodiste à l'archet ; il fait le lien avec la batterie d'Arnaud Dolmen, inventif et fin, remarquable et respirant le bonheur de jouer. Mehdi Chaïb alterne les saxophones soprano et ténor, et sur certains morceaux, s'empare des percussions, bendir et darbouka pour entraîner le groupe dans des rythmes orientaux effrénés.
Quant à Naïssam Jalal, elle est impressionnante, variant les sonorités de la sa flûte, passant de tourbillons étourdissants, d'arabesques aériennes, de trilles serpentines aux couleurs abyssiniennes à de longues volutes mélancoliques (pour paraphraser Anne Berthod dans Télérama). Sur certains passages, elle accentue les effets de souffle, double le son en vocalisant, s'inspirant tout autant des traditions orientales que du grand Rahsaan Rolland Kirk. Une flûte chargée d'émotion qui n'oublie jamais de groover.
Après presque une heure en quintet, Naïssam invite Médéric Collignon, "l'enfant du pays". Après un premier morceau où il double vocalement la flûte sur un thème très rapide, il se lance dans une improvisation impressionnante au cornet, puis s'approprie la scène pour une longue séquence où il montre toute l'étendue de son talent, et de son délire : dérapages verbaux, bruitages, human beat-box, utilisation très ludique d'un minuscule "monotron", trompinette virtuose, humour omniprésent, le tout sous le regard amusé de Naïssam et de ses musiciens. Mais Médéric sait retomber sur ses pieds, et réintègre l'univers des compositions de Naïssam Jalal, se fondant dans le groupe, dialoguant avec l'un ou l'autre, alternant voix et cornet, apportant à l'ensemble une pêche supplémentaire et un petit grain de folie.
Le répertoire, remarquablement construit, laisse donc à Médéric assez d'espace pour s'exprimer, tout en l'intégrant parfaitement au groupe, et fait évoluer le concert vers des compositions de plus en plus groovies qui réjouissent le public.
Le morceau joué en rappel, "Dar Beida", est introduit par un violoncelle imitant le guembri marocain , (excellent Karsten Hochapfel !), et la flûte fait à nouveau des merveilles sur le tapis des percussions de Mehdi Chaïb, la batterie d'Arnaud Dolmen et les percussions vocales de Médéric, et tout ce beau monde termine le concert en vocalisant et en frappant dans les mains, entraînant un public enthousiaste.
Un bien beau concert qui a permis à un vaste public de découvrir l'univers de Naïssam Jalal, qui est non seulement une instrumentiste exceptionnelle, mais aussi une compositrice de premier ordre, et de retrouver avec plaisir Médéric Collignon, son énorme talent, son sens du spectacle et ses facéties.
Patrice Boyer