La soirée était consacrée à deux pianistes, deux grands pianistes qui nous ont magistralement prouvé qu'entre leurs mains, l'instrument roi peut exprimer des univers radicalement différents.
Le premier concert présente le projet solo "Think Bach" d'Édouard Ferlet. De nombreux musiciens de jazz ont interprété des morceaux de Bach, en les arrangeant à leur manière, les "jazzifiant", s'en servant de support à leurs improvisations, mais aucun n'a abordé le compositeur avec une démarche aussi originale que celle d'Edouard Ferlet. Celui-ci l'explique dès son entrée en scène : à la manière d'un artiste graphique, il a travaillé sur les partitions, les découpant, recollant, supprimant des notes par-ci, rajoutant une note par mesure sur un autre extrait. Parfois même, il les a jouées en miroir, à l'envers, d'autres fois, il a changé la tonalité d'un morceau, et a constaté que malgré tout ce travail de déstructuration et de reconstruction, la musique de Bach était toujours présente. Bien sûr, Edouard Ferlet étant avant tout un musicien de jazz, il ne se contente pas d'une démarche intellectuelle et conceptuelle, il improvise sur ce matériau, lui insuffle des rythmes, une nouvelle pulsation. Et ça swingue, pas à la manière d'un vieux standard de jazz, mais ça balance ! D'ailleurs, il débute le concert en frappant les cordes du piano avec des mailloches, puis en se servant du bois comme percussion à mains, avant d'aborder le thème sur le clavier. Là où l'on aurait pu craindre une démonstration, un seul exercice brillant, on découvre au contraire une musique pleine de surprises, d'émotions. Peu importe qu'on ne reconnaisse qu'occasionnellement des œuvres de Bach ("Jésus que ma joie demeure", jouée en mineur devient "Jésus que ma tristesse demeure", ou un passage où la main gauche joue rigoureusement la partition de Bach alors que la main droite improvise quelque chose de radicalement différent), la présence de Bach est toujours sensible, sous-jacente. On ne peut pas passer sous silence la virtuosité de l'interprète, la qualité de son toucher : du grand art pianistique, qui, s'il a pu dérouter par l'audace de la démarche, a conquis la majorité du public. Merci Jean-Édouard !
Giovanni Mirabassi se présentait en trio, formule reine où les références sont nombreuses. Accompagné du fidèle Gianluca Renzi à la contrebasse, et du batteur cubain Lukmil Perez Herrera qui a pris la succession de Leon Parker il y a deux ans, il nous a livré un concert tout en énergie. La formation est bien huilée, on devine les nombreux concerts à travers le monde qui ont précédé. Le batteur, très précis, épouse tous les reliefs des thèmes avec subtilité. Sur sa contrebasse démontable ( il est sûrement le seul contrebassiste au monde qui se déplace en moto avec son instrument sur le dos ! ), Gianluca Rezi assure avec une grande aisance, et nous délivre quelques chorus remarquables. On sent dans l'architecture et les harmonies de ses interventions ses talents d'arrangeur : rappelons qu'il a écrit les arrangements de cordes de l'album " VIVA V.E.R.D.I. ", le dernier enregistrement "live in Seoul" de Giovanni Mirabassi Trio & Strings.
Giovanni Mirabassi interprétera un morceau issu de cet album (" Somewhere in Seoul" ) et un thème de Jobim, le reste du répertoire étant des inédits à paraître dans un prochain album. Pas de trace par contre des chants de révolte de "Avanti !", ou " Adelante !". Le jeu du pianiste, avec de longues envolées lumineuses, tend plus vers l'énergie et le romantisme exacerbé que vers la retenue et le lyrisme qui le caractérisaient dans le passé. Mais le toucher est toujours là, sensible sous le flux des notes. Le phrasé élégant et l'articulation souple caractéristiques du pianiste font chanter les chorus, d'autant plus que Gianluca Renzi développe en permanence des lignes de basses très mélodiques. Encore une fois, il faut retenir la cohésion de ce trio, les fréquents échanges entre les musiciens, le son d'ensemble. Une nouvelle preuve que l'Art du Trio n'est pas l'apanage des stars du Nouveau Monde, et qu'on a en Europe quelques fleurons du genre. Avec des musiciens tels que Giovanni Mirabassi et Edouard Ferlet, on ne peut que s'en réjouir.
Patrice Boyer