Qu' il est difficile de chroniquer un tel concert! On en ressort enchanté
bien sûr, avec l'envie de prolonger encore le voyage, convaincu
par la beauté des compositions, par l'extrême cohérence
du propos, par la simplicité avec laquelle Daniel Goyone présente
ses morceaux sur scène, avec un humour très discret, à
l'image du personnage.
Mais ici, impossible de se réfugier derrière les commentaires
enthousiastes concernant les performances individuelles des musiciens:
la musique est très écrite, elle requiert une virtuosité
et une attention sans relâche de la part de ses interprètes,
et leur laisse finalement assez peu de champ libre.
A propos des compositions de Daniel Goyone, on a souvent noté le
paradoxe entre une écriture très complexe, obéissant
à des règles sophistiquées, et des mélodies
agréables à l'oreille, qui se fredonnent facilement par
les auditeurs qui, s'ils ne peuvent que constater et admirer l'originalité
de la musique, n'ont pas forcément conscience de la démarche
du compositeur. Celui-ci l' explicite clairement en ces termes: "Si je
devais résumer en une formule mon concept de compositeur: harmoniser les
rythmes et rythmer les harmonies pour susciter l'inspiration mélodique."
Il en résulte une sorte de musique de chambre, aussi proche de
la musique classique du vingtième siècle que du jazz, à
laquelle elle emprunte toutefois souvent son phrasé spécifique,
et se différenciant de ces deux idiomes par l'utilisation fréquente
de rythmes impairs, évoquant parfois les traditions balkaniques.
Le son des instruments est volontairement "globalisé":
difficile parfois de distinguer le piano, le vibraphone et la flûte:
on entend une mélodie émergeant d'une dentelle sonore tissée
par les lames du vibraphone ou du marimba de Thierry Bonneaux, les cordes
du piano de Daniel Goyone, et le souffle du flûtiste Chris Hayward.
Celui-ci nous confiait après le concert l'extrême concentration
qu'exigeait l'interprétation de cette musique, les parties de chaque
musicien formant les pièces d'un puzzle s'appareillant les unes
aux autres, le 'groove' propre à la composition n'étant
pas le fait de l'un ou l'autre des musiciens, mais naissant de l'assemblage
des différentes pièces. Alors seulement le morceau prend
vie et trouve sa cohérence.
Peu de place donc pour les performances individuelles, chacun étant
surtout soucieux de participer à l'élaboration collective
d'une musique écrite et pensée par le compositeur: Ce qui
ne veut pas dire que la virtuosité soit absente: Daniel Goyone
est un excellent pianiste, Thierry Bonneaux, aussi à l'aise derrière
les lames que sur les peaux ( caisse claire, tom aigu et tom basse ) qu'il
joue souvent, comme sur le vibraphone, avec deux mailloches à chaque
main, est époustouflant de précision, et manifeste un plaisir
évident, et Chris Hayward fait preuve d'un réel talent et
d'une remarquable maîtrise du son aux différentes flûtes
traversières, dont une flûte basse rarement usitée
en jazz.
Si le répertoire faisait une large place aux morceaux tirés
du dernier album "Étranges Manèges" ( CC Productions
), nous avons eu le plaisir d'entendre des nouvelles versions issues de
presque tous les enregistrements précédents, dont "Bouche
d'or" reprise par Claude Nougaro, et " Danse Bulgare" qui
ont conclu le concert en beauté.( Une manière de se souvenir
de la première visite de Daniel Goyone en 1996 à Charleville,
alors accompagné par Daniel Mille à l'accordéon et
Laurent Dehors aux clarinettes.)
Le public malheureusement relativement peu nombreux ( 80 spectateurs )
a réagi très chaleureusement à cette musique pourtant
peu démonstrative et a obtenu deux rappels à force d'applaudissements.
Comme quoi l'univers si particulier de Daniel Goyone est accueilli avec
enthousiasme par qui sait laisser de côté ses préjugés
et se laisser entraîner au gré des courants, sans crainte
de la "Haute Mer", titre du précédent enregistrement
de ce musicien trop rare sur les scènes françaises, sûrement
parce que son originalité interdit de le classer dans une catégorie
précise.
Patrice Boyer
photos Michel Renaux
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