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DISCOGRAPHIE / PRESSE :
THOMAS SAVY : « French Suite »
Plus Loin 2009
Thomas Savy (clb), Scott Colley (cb), Bill Stewart (dm)
Contrairement à ses prestigieux aînés Michel Portal et Louis Sclavis, issus l'un de la musique classique, l'autre de l'avant-garde free, le jeune clarinettiste basse Thomas Savy jouit d'une solide culture be-bop (il joue aussi du saxophone ténor) et cela s'entend : son phrasé est précis, toujours swingant, et sa sonorité a du muscle. Il y a comme un souvenir dansant de Dexter Gordon au coeur de cette clarinette basse bien d'aujourd'hui. ?Dans un parcours incluant la pratique du big band avec le Vintage Orchestra et Christophe Dal Sasso, après un bon premier disque (Archipel, en 2006), le voici right in the meat of things (« au coeur charnu des choses ») avec deux musiciens américains des plus exigeants et stimulants : le contrebassiste Scott Colley, un géant bienveillant, et le batteur Bill Stewart, une forge nourrissante. French Suite a été enregistré à Brooklyn, l'énergie de New York palpite dans ces soixante minutes de musique où l'on ne tergiverse pas. Le discours à trois n'incite pas au bavardage, et le temps n'est pas à la joliesse. Un seul souci : la beauté. Le genre de beauté que l'on traque plutôt qu'on ne la courtise. On lui donne du son qui peut aller jusqu'au cri et qui ne craint pas la tendresse, la suavité, la caresse (Lonnie's Lament, de Coltrane, Come sunday, d'Ellington). Cette beauté-là est virile sans être macho, intelligente sans être arrogante, profondément fraternelle. Trois musiciens qui s'écoutent, s'épatent, se lancent avec feu des défis, les relèvent avec une présence d'esprit époustouflante, cette French Suite, centième album de Plus Loin Music (ex-Nocturne), sonne comme un manifeste pour le jazz que nous aimons.
Michel Contat
C’est le propre des coups de génie, ils sont imprévisibles, soudains et déroutants.
Voici Thomas Savy, saxophoniste, clarinettiste ; on le connaissait fiable, concentré, mélodiste et coloré. A l’aise dans les grandes formations comme les plus petites, il jouait, discrètement… aux côtés de nombre de musiciens. Peut-être préparait-il cette magnifique et surprenante suite française.
Tout concourt à la surprise : le format du disque (proche du 45-tours), le livret, l’enregistrement à Brooklyn avec deux des rythmiciens les plus exigeants du jazz contemporain (Scott Colley à la contrebasse et Bill Stewart à la batterie), l’instrumentation en trio clarinette basse – batterie – contrebasse ; les compositions – la suite est divisée en sept parties auxquelles s’ajoutent deux standards, « Come Sunday » et « Lonnie’s Lament », et le son.
La clarinette basse a ceci de particulier qu’elle produit des sons à la dynamique impressionnante. Encore faut-il les sortir. Encore faut-il les inventer. Savy improvise en volutes, tranchantes, raffinées. Il nous fait découvrir cet espace qui est le sien, un univers contrôlé, à la fois subtil et sauvage, un son qui puise sa technique dans le classique, prend ses couleurs dans le bop, chauffe comme un lézard au soleil. Pourtant, quel défi ! Car ils sont nombreux à l’attendre au tournant, les clarinettistes.
Sa musique est ferme, précise, colorée. Sur les tempi rapides, la rythmique fait un travail admirable pour pousser vers l’avant, éclabousser chaque fin de phrase, relancer la suivante. Sur les ballades, elle le laisse puiser jusqu’à son dernier souffle, pour achever ses notes magnifiques.
C’est principalement le son qui classe French Suitedans les meilleures surprises du moment. Certes, la clarinette possède déjà une sonorité propre, chaleureuse et imagée ; mais Thomas Savy prouve ici à quel point il en maîtrise l’embouchure, combien il sait sculpter l’air de façon unique. On sent une maturité s’exprimer, celle d’un homme responsable, retenu, contemplatif. Celle d’un sacré musicien.
Matthieu Jouan
Tous ceux qui connaissent un peu le parcours de Thomas Savy ne s’attendaient certainement pas à trouver le jeune clarinettiste basse engagé sur le terrain de ce qui fait son dernier album. Si l’on restait avec le cliché d’un jeune musicien propre sur lui, genre musicien pour compositeur, plus porté sur la mélodie et le travail sur les harmonies que sur l’improvisation libre, on découvre ici chez Thomas Savy une sauvagerie à laquelle on n’était pas habitué. Thomas Savy c’était pour nous un musicien au service de l’écriture raffinée, classique et policée. Son précédent album (« Archipel » paru en 2006 chez Nocturne) s’inscrivait d’ailleurs dans une ligne compositionnelle où les mélodies étaient portées par une écriture très personnelle et émouvante parfois inspirée des grands compositeurs français du début du siècle dernier.
S’exprimant exclusivement à la clarinette basse, on découvre ici le nouveau visage d’un musicien totalement libéré. À découvert pourrait-on dire. A la fois sauvage, brut, voire un peu brutal, ensorcelant aussi dans sa façon de s’immoler avant de faire rendre gorge à son instrument pour sortir de celui-ci toutes les sonorités possibles : du grave le plus soyeux à l’aigu le plus tranchant, du murmure velouté au cri rauque jusqu’à la finesse d'un Paul Desmond si celui-ci avait tâté de la clarinette basse ( part IV a. E & L). Danse de sorcier, improvisant une musique parfois incantatoire (Part VI. Stones), flirtant avec une inspiration presque free, rocailleuse dans le lâcher prise où il est question à la fois d’abandon que du parfait contrôle de sa musique. avec un lyrisme mordant et rauque à la manière des écorchures d’Ayler. Mais Thomas Savy donne aussi dans le dénudement comme dans cette version profonde de Come Sunday de Duke Ellington, dépouillée de toute fioriture. Autre moment fort, cette magistrale construction de Lonnie’s Lament dont on suit la saisissante impro qui se termine dans un crescendo que n’aurait certainement pas renié Eric Dolphy lui-même. Thomas Savy sans se laisser aller aux pièges d’une vaine virtuosité, impressionne et bluffe son monde par sa maîtrise exceptionnelle de l’instrument alliée à un placement rythmique toujours au plus près du swing. Thomas Savy qui, paraît-il ne supporte pas le jazz West Coast livre ici, avec ce « French Suite », un album paradoxalement très new-yorkais. Il est vrai que pour cet album enregistré à Brooklyn, le clarinettiste s’est entouré de deux musiciens de haute volée pour qui il a spécifiquement composé : Scott Colley à la contrebasse et un Bill Stewart hallucinant. Bill Stewart bien plus qu’un coloriste, un metteur en relief, un metteur en scène, un metteur en espace faisant tonner les cymbales en contrepoint des envolées du clarinettiste.. Un volcan en ébullition perpétuelle. Bill Stewart ce sont tous les espaces qui s’ouvrent, la musique qui trouve une autre vie. BiIl Stewart ici c’est le feu jeté sur la braise. Scott Colley quand à lui c’est une large palette de sons et la profondeur d’une rythmique entêtante et chevronnée, indéfectible. La ligne à suivre lorsque son camarade, à la batterie se lance à l’assaut d’improvisations vibrantes et éclairées.
Thomas Savy fait du jazz. Pas du jazz pour faire semblant. Du jazz que se racontent les hommes qui entrent en studio. Où il n’est question que de mettre ses tripes sur la table et où tous les mièvres, les mous et les faiseurs d’illusion sont priés de sortir.Dans la chaleur de ce studio du côté de Brooklyn, ces trois-là n’avaient certainement pas l’intention de tergiverser. Pur moment de vérité.
Jean-Marc Gelin
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