Et si on se
remettait à chanter ? Et si les jazzmen se « lâchaient » un peu et
revenaient au pouvoir des chansons ? Pas à celui des standards qu’ils
explorent, parcourent, déconstruisent depuis des décennies (et qui
sont eux-mêmes des chansons, mais déconnectées de leur source) Non,
aux chansons qui sont dans les mémoires, aux airs qui font partie
de notre environnement, qui accompagnent le quotidien, sortent du
poste de radio, passent et repassent dans notre champ auditif comme
des repères plus ou moins identifiés d’une époque. Chansons populaires,
chansons engagées, chansons rock, chansons françaises, chansons à
texte, chansons d’amour, chansons ringardes… elles accompagnent nos
vies, qu’on les aime ou qu’on les haïsse, qu’on veuille bien les entendre
ou qu’on cherche à les fuir. Elles ont le pouvoir d’émouvoir les foules,
d’attendrir les cœurs, de mobiliser les gens, de bouleverser des âmes.
C’est ce capital sentimental que Baptiste Trotignon, Rémi Vignolo
et Aldo Romano ont voulu mettre en jeu dans leur trio, en s’attaquant
délibérément à des airs qui sont dans tous les esprits et restent
attachés à une époque où les tubes servaient d’étendards à une génération
qui croyait pouvoir changer le monde à coup de fleurs.
On est loin de Coltrane, loin de Miles Davis, loin de Bill Evans?
Quoique. Ces trois illustres figures du jazz n'ont-elles pas, chacune
à leur manière, interprété des chansons
qui, on l'a trop souvent oublié, étaient aussi en leur
temps des airs populaires ?
My
Favorite Thing , que
Coltrane explora sous toutes ses coutures, était une chanson
de Broadway qui accrocha l'oreille du saxophoniste ; Miles Davis se
moquait aussi bien qu'
On Grenn Dolphin Street soit
le générique d'un film de cinéma; Bill Evans
avait inscrit
I Do It For Your Love de
Paul Simon à son répertoire sans arrière-pensées...
Le jazz s'est toujours nourri de la musique qui l'environnait, recyclant
les rengaines à la mode, convertissant les bluettes en be-bop,
déterrant des refrains oubliés pour en faire des merveilles.
Et ça continue : voyez Brad Mehldau qui emprunte à Radiohead
et à Nick Drake, tous ces jazzmen qui reprennent les chansons
de Bjork ou encore , les différentes tentatives pour faire
entrer les pop-tunes d'aujourd'hui aux côtés des standards
d'antan. Le jazz phagocyte les musiques dans l'air du temps: Il pioche
des mélodies qui l'enchantent, s'arroge des airs qui sonnent
bien et les fait siens, les recompose, les rhabille. Entre la métamorphose
radicale et le simple décalque, la marge de liberté
est grande : les musiciens l'investissent de leur talent. Il en est
qui se perdent à cet exercice de la reprise; il en est d'autres
qui savent trouver les moyens de se surpasser au point de faire oublier
l'original. C'est ludique, inventif, risqué, et cela produit
parfois des merveilles. Trotignon, Vignolo et Romano ont su jubiler
de cette expérience.
En se plongeant dans un répertoire où Léo Ferré
côtoie les Doors, où Serge Gainsbourg succède
à Murray Head, où Michel Polnareff voisine avec Bob
Dylan, où Led Zeppelin rejoint Pink Floyd, assurément
Baptiste Trotignon, Rémi Vignolo et Aldo Romano mettent les
pieds dans le plat. Le jazz y reconnaîtra-t-il ses enfants?
Oui, sans aucun doute, car en s'embarquant dans cette aventure au
parfum très seventies, nos trois camarades n'ont pas abandonné
ce qui leur vaut d'être considérés comme des musiciens
exceptionnels. Pas question donc, de sortir des guitares, de brancher
des synthés ni de chercher des effets vintage pour jouer la
carte nostalgie. Au contraire, fidèle à lui même,
le trio s'affiche résolument acoustique, avec son background
enraciné dans le jazz, sans rien abandonner de sa virtuosité,
en reprenant les chansons comme des thèmes pour improviser.
La perception, pour celui qui écoute comme pour ceux qui jouent,
n'est évidemment pas la même que sur un répertoire
plus commun, mais seuls les puristes s'en offenseront car force est
de constater que ça marche ! Et que tous ces tubes, abordés
avec inventivité et fraîcheur, se révèlent
d'excellents véhicules aux joies de l'improvisation et au plaisir
du jeu triangulaire. Mieux, ils portent les musiciens à se
dépasser et à libérer une émotion qu'ils
ont souvent quelque réticence à faire entendre dans
leur contexte habituel. Et à réactiver la mémoire
collective au contact de ces tubes, à instaurer une connivence,
à éveiller une émotion qui entre en résonance
avec une foule d'autres plus anciennes.
L'heure, en effet,
n'est pas à l'ironie : Trotignon, Vignolo et Romano n'ont pris
aucune de ces chansons de haut, ni cherché à les tourner
en dérision, mais bien à les faire sonner -malgré
la gageure. Comment rivaliser avec la puissance d'un groupe rock quand
on est un jazz trio ? Comment s'approprier des chansons aussi marquées
par la personnalité de leurs interprètes originaux ?
Le lyrisme de chacun fait la force de leurs versions. Lyrisme du pianiste
Baptiste Trotignon qui, dans ses récitals en solo, avec son
trio ou en quartet avec David El-Malek, a prouvé qu'il mettait
sa virtuosité magnifique au service d'un chant intérieur.
Lyrisme du bassiste Remi Vignolo qui s'affirme comme un musicien exceptionnel,
grandi dans l'héritage de ceux qui ont hissé l'instrument
au rang de soliste, de Scott La Faro à Miroslav Vitous. Lyrisme
enfin , du batteur Aldo Romano, dont on connaît la poésie
de compositeur et qui, il y a peu, dévoilait sur disque ses
ambitions de chanteur. De la combinaison de leurs sensibilités
respectives naissent des interprétations éruptives (
SeaSong/ Crying Song ) ; des moments de grâce (Your
Song)ou de jubilation (Black Dog) ; des élans habités
(C'est Extra) et d'autres plus joueurs (Mr Tambourine Man
); et une profondeur mélancolique (Say it Ain't so)
ou encore une émotion envoûtante (The End). Preuve
que, même sans paroles, les chansons gardent de leur force et
peuvent vivre mille vies tant qu'elles trouvent sur leur chemin des
musiciens comme ceux de ce trio pour les faire sonner à leur
juste mesure. A ce titre, ces derniers méritent bien quelques
fleurs !